Été 2015. On parle des couleurs, de l’Art, des voitures, de la viande, de mon papa, de DAESH et de la mort.

Lorsque l’on écrase quelqu’un avec une voiture, on ne sent aucun choc, aucune décélération du véhicule, aucune pression exercée contre le capot, aucun obstacle sous les roues, pas même une vibration. C’est comme si l’on aplatissait du carton, comme si on se cognait à de l’air. L’instant est fugace, le type en face est happé sous la bagnole – il ressemble à une simple feuille de papier aspirée par une imprimante. On ne réalise qu’après ce qu’il vient de se produire. Le pare-brise est couvert de débris mous et multicolores, alors on sort de la voiture, on contemple avec les badauds la petite flaque brunâtre qui macule la chaussée, et on est étonné de constater l’étendue de la palette chromatique. On s’imaginait volontiers l’intérieur du corps humain tapissé de rouge, et on s’aperçoit soudain qu’il contient également quantité de petits filaments bleus, de vésicules jaunes, de moelles noires, de fins résidus blancs, de matières vertes et violettes, le tout mêlé, et sujet aux caprices des opacités, des transparences et des dégradés variant infiniment avec la lumière, l’écoulement du sang et l’oxydation des tissus. On en vient à regretter qu’à notre époque, il n’y ait plus de véritables peintres pour nous montrer ça, l’intérieur de l’homme contemporain, ce corps onéreux qui a nécessité tant de prestations de service et d’usines pharmagroalimentaires, ce corps asocial putifié en réseau, ce corps pré-cancéreux mi-tubulo mi-foie-gras qui ne retrouve sa réalité qu’au CHU ou sous les roues d’une bagnole. Les écraseurs révèlent cette beauté que boudent désormais les artistes. Oui, les écraseurs sont les nouveaux Géricault.

«L’art est dans la rue !», clamait-on dans les années 70.
Aujourd’hui il est sur la route, tout aplati.

Pourtant on n’a pas envie de voir ça, de sentir les odeurs, de devoir aller à Éléphant Bleu laver la bagnole, de racler du foie et de l’intestin rempli de Père Dodu à moitié merdifié. On sait d’avance que ça va schlinguer – on s’en doute. Surtout on a peur de contempler toutes les belles couleurs du corps humain former des arabesques scintillantes dans l’air pur du matin. Et bien l’on a tord. C’est un spectacle bien plus édifiant, et tellement moins passif, que de se poser le cul devant la téléporno ou que d’aller au musée des Beaux-Arts. La Pornographie est désuète au même titre que la Peinture – seule la Souffrance et la Mort peuvent encore fasciner. Les vidéos de décapitation d’otages et les photos d’enfants réfugiés morts sur les plages ont remplacé les descentes de croix, les double-pénétrations, les natures mortes et les deepthroats. Bientôt les télés ne dragueront plus l’audimat avec des décolletés vertigineux mais avec des voilettes de veuves.

Les usagers des autoroutes A7 et A9 l’ont bien compris, et c’est avec passion que ces esthètes se foncent les uns sur les autres, se percutent et s’écrabouillent dans le feu, le métal et la gerbe. Ils se sacrifient afin de rompre la monotonie des trajets, afin que les autres conducteurs, coincés dans leurs embouteillages, aient tout le loisir d’admirer leurs tableaux. On peut les regarder, mais pas toucher, ni même dépasser la ligne blanche : ces chefs-d’oeuvres doivent rester intacts tout le temps de l’exposition. Que sont les patrouilleurs d’autoroute, si ce n’est des gardiens de musée ? Putain j’aime les entrailles, il n’ y a que dans ses entrailles que l’homme est profond…

Décapitez-moi…
Décapitez-moi !
Oui mais, pas tout de suite…
Pas trop vite…
Sachez m’hypnotiser…
M’envelopper…
Me capturer…

Le forum Doctissimo.fr est devenu à la santé ce que le confessionnal était jadis au Péché.

Mais connaissez-vous seulement l’ivresse d’écraser des gens ? J’avoue que pour moi, la jouissance est nouvelle : mon premier piéton date d’il y a une semaine à peine. Je me donne l’air de parler tel un philosophe, un homme de goût aguerri au meurtre de longue date, mais les professionnels auront remarqué, en souriant légèrement, la maladresse et la naïveté de mes emportements, revivant pour eux-même, le temps d’un court instant, l’émotion de leurs propres débuts.
Personnellement je revois mon père, bourré, sous la pluie, dans la nuit, parmi les pompiers et les ambulanciers rassemblés au virage de Borsac, là où toutes les voitures se plantaient avant que la chicane n’ait été transformée en ligne droite : il suait, il s’acharnait, malgré toutes les suppliques du chef des pompiers, à extraire les intestins tâchés de boue du malheureux accidenté, tout cela parce que l’on attendait une greffe à l’hôpital de Nantes – et il fourrait les intestins dans un sac en plastique Shopi déjà lourd de sang, il déroulait la barbaque du cadavre sans illusion ni espoir malgré les recommandations du chef des pompiers qui lui disait que ça ne servait à rien ; mon père était médecin, mon père était bourré, et dans ce fossé gerbeux il tirait sur la corde comme il le faisait pour tout dans sa vie. Huit mètres d’intestins furent cette nuit-là récoltés, huit mètres qui allèrent directement à la poubelle, et je me revois, à l’arrière de la Fiat Panda, me cachant le visage sous la carte routière du canton, observer la viande déroulée par mon père à travers la pluie qui ruisselait sur le pare-brise.
J’aime la viande. Le prochain végétarien que je croise, paf ! Une bonne mandale dans sa gueule, ça sera bien mérité.